Nos défaites

 

Nos défaites est né dans le même cadre scolaire que Premières solitudes (2017) de Claire Simon : l’atelier de pratique d'une classe de première option cinéma du lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine. Et si les films doivent beaucoup a la contribution de valeur, pleine de courage et souvent de talent des lycéens, ils prennent parfaitement place dons les recherches de leurs auteurs : comment faire naitre les histoires et les récits pour Claire Simon et comment lier - aujourd'hui - cinéma et politique chez Jean-Gabriel Périot ? Premières solitudes et Nos défaites ont peu à voir mais ils usent chacun du cinéma comme d'un art de la médiation, et un espace de jeu par lequel on peut (se) raconter. Chez Claire Simon on « jouait sa vie » à travers des saynètes, chez Jean-Gabriel Périot, on rejoue, dans un premier temps, d'autres rôles en réinterprétant des scènes issues de jalons du cinéma politique et/ou militant des années 1960 et 1970 (parmi lesquels Avecle sang des autres de Bruno Muel, La Chinoise de Jean-Luc Godard, La Salamandre d'Alain Tonner ou encore Àbientôt, j’espère de Chris Marker et Mario Marret), avant que les lycéens ne s'expriment, sur le mode frontal de l'entretien, à propos de la séquence ou d'une façon générale sur des questions aussi larges que, par exemple : qu'est-ce qu'un syndicat, ou c'est quoi la politique ?

En datant avec précision le temps du tournage en « mai-juin 2018 », Jean-Gabriel Périot pose le principe d'un mouvement dialectique entre hier et aujourd'hui. Ce mouvement est formellement littéral puisque le régime d'image du présent est celui du numérique tandis que pour le passé, des filtres (forts bien fichus) nous mettent en présence du grain de la pellicule d'alors, en noir et blanc le plus souvent, mais en couleurs lorsque le film d'origine l'était - comme Avec le sang des autres. Un travail a aussi été mené sur le son, les voix des jeunes gens, sans doute aussi par le truchement d'un filtre numérique, résonnent dans une autre texture, celle de la bande magnétique du Nagra. L'outre mouvement dialectique réside dans la confrontation de deux paroles séparées, plus ou moins, d'un demi-siècle : bouches, corps et apparences d'aujourd'hui portent des mots d'il y a cinquante ans, tandis que les mêmes sont ensuite amenés à formuler, avec leur propre langage et système de représentation, leur pensée et leur savoir politiques.

Même si des éclats surgissent parfois, la politique est globalement envisagée par ces jeunes gens d'environ 16 ans dans une gronde ignorance, une absence d'articulation ses idées qui contrastent fortement avec la qualité de parole et de conscience innervant les séquences rejouées. C' est aussi constater combien l'idéalisme a laisse place a un pragmatisme, une certaine frilosité face au changement, un attachement a la règle. II peut être tentant de voir le film selon cette modalité que le passé de l’engagement fut glorieux et le présent une calamité. Sauf qu'il s'agirait d'abord d'un dispositif d'une cruauté assez impardonnable, et cela consisterait à oublier qu'être formé politiquement au cœur de l’adolescence relève de I' exception, certes plus encore aujourd'hui qu'hier. Et surtout le film serait assez paresseux s'il ne servait qu') constater que l’affaiblissement des instances d’encadrement politique (partis et syndicats, mouvements de jeunesse liés a eux) depuis trois a quatre décennies a eu une incidence sur la parole et l'articulation de la pensée politique, dans le sens d'un appauvrissement profond.

La démarche de Periot est heureusement bien plus complexe et riche. En « cinéaste politique », il se donne une sorte de rôle de pédagogue au sens propre et noble - celui qui accompagne. II le fait en prenant une place singulière par rapport au reste de sa filmographie, en étant présent par la voix, en étant celui qui questionne les jeunes gens. Son rôle est celui d'un passeur, de cinéma (des films), de cinéma politique (des films militants), et de politique (d'une pensée). Le film donne la possibilité de buter, d'hésiter piteusement, d’afficher son ignorance - encore une fois, quoi de plus normal à cet âge et en ces temps ? Mais surtout il offre la possibilité de cheminer, de comprendre, d’avancer dans so réflexion, avec ses propres mots, disons à mains nues. En cela, cette parole balbutiante questionne celle des films ; ces mots, si assurés, vindicatifs, définitifs y émanent-ils des individus ou bien ceux-ci ne rapporteraient-ils pas la parole et la pensée d'instances, d'organes politiques ? Problématique complexe, profonde, à laquelle le film se garde bien de répondre, mais produire un tel questionnement est en soi salutaire.

Nos défaites se termine par une sorte d'épilogue, tourne avec les mêmes protagonistes en décembre 2018, lequel commence par la remise en scène d' une de ces vidéos « virales » tournée quelques semaines plus tôt par un membre des forces de l'ordre. Des jeunes manifestants interpelles par la police à Mantes-la-Jolie suite au blocage d'un lycée ; ils sont disposes en rangs d'oignons, mains sur la tète, sous le regard triomphant des policiers.

De fil en aiguille, on apprend aussi que le lycée d’Ivry-sur-Seine est bloqué par un mouvement de protestation contre la longue garde-à-vue d’élèves ayant inscrit un graffiti sur un mur du lycée, suite à la plainte de la cheffe d’établissement. La parole se fait alors plus limpide, moins hésitante, comme si l’action clarifiait la pensée, comme si l’expérience collective et sociale d' une lutte produisait des mots justes. Ainsi, malgré les défaites accumulées par ceux qui combattent, la capacité des pouvoirs, petits et grands, à semer l’injustice et la colère donne de beaux jours à un esprit de lutte ne demandant qu'à être réactivé et réinventé, avec les armes, les modes d' action et les mots du présent.

 

Arnaud Hee
Images documentaires 96/97
Octobre 2019